Xénophobie et krach financier: de la peste de Marseille au Covid-19
Follow the link to read this post in English.
La version française de ce texte a été publiée dans le journal CQFD, n°187, mai 2020. Traduction Julia Burtin Zortea.
Au musée des Beaux-Arts de Marseille, se trouvent deux immenses tableaux représentant les ravages de la Grande Peste dans cette cité portuaire méditerranéenne il y a exactement trois cents ans. Réalisées sur le vif par Michel Serre, artiste affilié à la royauté, ces peintures témoignent de la tendance humaine, effroyable, qui revient à rejeter la responsabilité d’une épidémie sur les « étrangers », ces mêmes étrangers qui se voient souvent chargés d’endiguer la contagion. Par ailleurs, ces images montrent à quel point la crainte d’un effondrement du commerce mondial—associée, dans le contexte de l’époque, à l’épidémie de 1720 mais également à l’éclatement d’une bulle financière spéculant sur les opportunités du Nouveau Monde—est prégnante dans la longue histoire des pandémies.
Michel Serre était peintre en chef des galères royales, une majestueuse flotte qui servait alors principalement à symboliser la puissance et le prestige de la France. Alors que la peste se propageait rapidement dans Marseille, nombre de ses collègues avaient fui ou succombé à la maladie. Serre, quant à lui, resta sur place pour documenter le désastre et chapeauta même des actions d’évacuation des cadavres qui pourrissaient dans les rues.
Les corps morts dominent dans les deux toiles de Serre. La première dépeint l’hôtel de ville, près du port, où les représentants de l’autorité publique se retrouvaient pour parler commerce, tandis que la seconde représente le Cours, un boulevard résidentiel huppé. Des silhouettes pâles gisent, inertes, dans les caniveaux, s’amassent au pied des arbres, se trouvent empilées dans des charrettes ou dégringolent dans l’eau depuis les quais. Propulsé malgré lui dans ces scènes chaotiques chargées de détails, l’observateur peut presque sentir l’odeur de la chair en décomposition ou entendre les cris d’angoisse. Dans un angle, on peut voir Serre, lui-même, sur une barque avec un pinceau à la main. Des gentilshommes à cheval supervisent la réalisation de la sale besogne—évacuer les cadavres.
Les individus qui accomplissaient ce travail dangereux étaient des forçats et des « esclaves turcs »—des rameurs capturés ou achetés en terres d’Islam—à qui l’on promettait la liberté en échange du nettoyage des rues. Paradoxalement, certains de ces esclaves étaient originaires des endroits du monde que les locaux considéraient être les foyers de la peste : le « Levant », ce qui voulait dire, en gros, l’Empire ottoman et ses possessions en Afrique du Nord. Les stéréotypes européens associaient depuis longtemps déjà l’Islam au despotisme et à la contagion. Ce qu’un médecin marseillais surnommait alors « la peste levantine » est comparable, en termes de xénophobie, au « virus chinois » d’aujourd’hui, comme l’appelle le président Trump.
Dans le Marseille du XVIIIe siècle, la plupart des gens attribuaient, à raison, l’origine de l’épidémie à des balles d’étoffes anatoliennes ramenées en bateau depuis la Méditerranée orientale, qui avaient été déchargées sans avoir été rigoureusement mises en quarantaine alors que des membres de l’équipage et des passagers (dont le « patient zéro » qui avait embarqué à Tripoli) étaient décédés à bord. Pour cause, la cargaison du navire avait fait l’objet d’un traitement particulier car l’un de ses propriétaires n’était autre que le premier échevin de la ville, qui espérait vendre ces précieuses étoffes à la foire annuelle de Beaucaire, en Provence.
Mais plus généralement en France, les hommes et les femmes estimaient que c’était les étrangers et le commerce international qui étaient à l’origine de l’épidémie. Michel Serre souhaitait probablement faire référence à ce climat xénophobe en donnant la couleur de peau la plus foncée aux corps des porteurs les plus visibles sur les peintures. L’un des hommes torse nu, la cheville enchaînée, qui porte un brancard devant l’hôtel de ville, possède la carnation sombre que les artistes européens choisissaient parfois pour illustrer la présence de musulmans. Sur le tableau du Cours, un porteur, représenté de dos, présente la coiffure caractéristique des rameurs musulmans—le crâne rasé, surplombé d’une touffe de cheveux sur le sommet de la tête. L’accent mis sur ces « esclaves turcs » dans ces peintures contredit la réalité, puisque ces derniers ne constituaient qu’une très faible proportion des galériens enrôlés pour enlever les cadavres, ce que Serre savait très bien. De fait, ses tableaux indiquent que les responsables supposés de la peste se trouvaient parmi les personnes employées sous la contrainte pour juguler l’infection.
Une majorité mourut en s’attelant à cette tâche. Les galériens transportèrent des milliers de cadavres, creusèrent des fosses improvisées, travaillèrent dans les abattoirs, les bureaux des grains et les hôpitaux de fortune. Sur les presque sept cents hommes réquisitionnés au sein des galères royales, à peine plus de deux cents survécurent—lesquels ne furent, en grande majorité, pas affranchis. Sans leur sacrifice, le taux de mortalité de la ville aurait été bien plus élevé. Au moment où l’épidémie cessa deux ans plus tard, quelque 50 000 personnes, soit presque la moitié de la population de Marseille, avaient succombé à la peste.
Une autre forme de contagion, aux racines bien différentes, balaya également Marseille en 1720, sous la forme d’une crise financière provoquée par un autre « étranger malveillant »: John Law. Cet Écossais, amateur de jeux d’argent, s’était vu nommer contrôleur général des Finances de France, avec la charge de rétablir l’économie du pays après la mort de Louis XIV alors que les caisses de l’État étaient vides et la dette publique, colossale. John Law parvint à convaincre le régent de mettre en place un système bancaire royal émettant une monnaie-papier complètement inédite (des billets de banque) et vendant des parts de la Compagnie du Mississippi, une société par actions. Ses représentants persuadèrent les investisseurs qu’ils tireraient profit de l’or censé être abondant ainsi que du tabac planté par les forçats et les esclaves africains dans la colonie française de Louisiane, et qu’ils s’enrichiraient bien au-delà de leurs plus grandes espérances.
De nombreux actionnaires firent fortune—et c’est d’ailleurs pour les décrire que le terme millionnaire apparut dans le vocabulaire. Néanmoins, alors que la spéculation sur les marchés du Nouveau Monde s’emballait—sans s’accompagner de profits—le gouvernement français imprima de plus en plus de billets sans monnaie métallique pour les étayer. En mai 1720, la bulle spéculative éclata, entraînant une panique financière et une ruée bancaire qui causèrent leur lot d’émeutes et de morts.
L’effondrement du système de Law se produisit la même semaine que l’arrivée du navire aux balles de tissu infectées à Marseille. Les artistes et les écrivains européens en prirent bonne note. Une série de gravures danoises tournèrent en dérision la manigance de John Law et établirent des liens explicites entre le krach boursier et la maladie. Dans sa fiction Journal de l’année de la peste (1722), l’écrivain anglais Daniel Defoe considère les deux catastrophes comme un châtiment à l’encontre des promoteurs du commerce international et du capitalisme urbain. À l’inverse de Michel Serre, peu de chroniqueurs prirent le parti de documenter le travail forcé sur lequel s’appuyait la combine de John Law ou les souffrances des personnes les plus marginalisées de la société. Comme aujourd’hui, ces dernières étaient pourtant celles qui avaient alors le plus à perdre.
Le krach financier ne procédait pas de la peste, mais il empira ses effets à Marseille. Séduits par le système John Law, de nombreux habitants avaient échangé leur or et leur argent contre des billets de banque. Or, avec la dévaluation de la monnaie-papier, ces personnes n’avaient désormais plus suffisamment d’argent pour quitter la ville, voire même se procurer de la nourriture.
La représentation dystopique que fait Michel Serre de ce Cours autrefois si chic—désormais un couloir lugubre entouré de bâtiments presque vides, à la fenêtre de l’un desquels se trouve un cadavre enveloppé de linges—évoque un monde renversé, à la fois contaminé et décontaminé par les forçats et les esclaves. Mais cette peinture résonne également comme un avertissement contre la cupidité sans borne, puisque les élites qui habitaient dans cette rue avaient fondé leur fortune sur le commerce mondial. Le petit groupe d’édiles, manifestement impuissants, qui se trouve au centre du tableau inclut le propriétaire de la cargaison qui a ramené la peste à Marseille.
Leurs silhouettes statiques contrastent avec les corps en mouvement des esclaves des galères ainsi qu’avec l’évêque, vêtu de bleu, qui se mêle à la foule et offre sa bénédiction aux vivants et aux morts. Six mois après le début de l’épidémie, il célébra une messe en cet endroit précis. Prêchant auprès de foules de citoyens agglutinés bafouant les règles gouvernementales de « distanciation sociale », selon notre terminologie actuelle, il imputait la peste à « l’impiété, l’irréligion, la mauvaise foi, l’usure, l’impureté [et au] luxe monstrueux ».
Certains auditeurs sont peut-être devenus croyants ce jour-là. Quand bien même, l’isolement commercial de leur ville fut de courte durée. En 1723, quand les toiles de Serre furent exposées à Paris, le commerce international avait repris à Marseille. Réorganisée, la Compagnie du Mississippi commençait à faire du profit, principalement grâce à la traite des esclaves en Atlantique. Aucun responsable, ni gouvernemental ni bancaire, ne fut sanctionné, et les Européens continuèrent à faire des étrangers—en termes religieux ou ethniques—les responsables de l’épidémie.
Les représentations urbaines de Serre suggèrent des liens entre les épidémies et le commerce international, dont le trafic d’êtres humains. Dans le même temps, elles révèlent l’existence des personnes qui, tout en se trouvant en bas de l’échelle sociale, contribuèrent à atténuer la catastrophe tandis que les élites étaient incapables d’agir, sauf pour désigner des coupables.
Quand la crise actuelle s’estompera, comment rendrons-nous hommage aux hommes et aux femmes économiquement précaires—les concierges, les caissier·es, le personnel soignant, les chauffeur·ses et les livreur·ses, bien souvent migrant·es sans papiers, celles et ceux-là mêmes que Trump désigne comme des menaces pour la santé et la prospérité des États-Unis—contraint·es d’accomplir un travail dangereux pour nous maintenir à flot?